J’ai fait le Mushroom Valley Festival sans champignons

De 18 décembre 2018 Australie

Le Mushroom Valley Festival est en pleine campagne, au bord d’une petite rivière, à environ une heure de route d’Airlie Beach. C’est un festival hippie de psytrance (transe psychédélique), un genre de musique électronique.

Plus qu’une fête, c’est un lieu où il est possible de reconnecter avec les êtres humains qui en font partie : il y a des sessions de méditation en plein air, des cours de yoga, des lieux de création et des artéfacts rappelant sans cesse le thème : les champignons.

Même si le site internet du festival rappelle l’interdiction stricte de toute substance illicite, je savais dans quoi je mettais les pieds. Cela dit, c’était mon premier festival, il y avait donc une part d’inconnu, mais j’étais sûre de certaines choses… Je savais que tout le monde s’habilleraient dans une licence collective assumée, débarrassée de toute pudeur. Je savais qu’on se retrouverait tous parqués dans un dédale de tentes, de voitures et de vans ; que l’on serait collés les uns aux autres au sein d’un village d’humeurs et de transpirations. Je savais qu’il ferait chaud parce qu’on resterait en plein soleil sur un terrain vague toute la journée. Je savais que l’on passerait trois jours sans prendre de douche, et que l’on serait plusieurs milliers à utiliser un nombre minime de cabines de toilettes en plastique qui prendraient, à mesure que les festivaliers s’étourdiraient l’esprit, une odeur nauséabonde. Je savais que l’usuel lubrifiant social, l’alcool, serait supplanté par des drogues hallucinogènes, qu’elles seraient consommées à outrance autour de moi, qu’elles modifieraient la conscience et les comportements de leurs usagers. Il suffit de regarder la vidéo promotionnelle du festival pour comprendre de quoi je parle :

Je savais donc que ça n’allait pas être de tout repos pour ma zone de confort mais j’étais prête à faire un effort pour le groupe et accepter de plonger dans la fosse.

On est parti au Mushroom Valley Festival avec nos amis de Cairns : Kym, Philipp, Jana et Alex. Eux étaient très excités d’avance à l’idée de vivre cette aventure. Pour moi, ça allait être un long week-end étouffant de chaleur et de sollicitations sociales, sans échappatoire. Pour l’être introverti que je suis, c’est l’équivalent d’un ascenseur en panne pour un claustrophobe. Enfin, c’est ce que j’imagine… Alors, pour être certaine de ne pas ajouter à mon drame interne, j’avais décidé de ne pas prendre de champignons ou de LSD (les drogues auxquelles on s’attend le plus dans un festival). D’une part, parce que je ne veux pas prendre le risque d’endommager mon esprit en développant un syndrome post-hallucinatoire persistant. J’aime mon cerveau, c’est mon plus proche confident et seul allié dans la bataille. D’autre part, parce que j’ai suffisamment d’imagination comme ça. Si je cherche à l’augmenter de façon artificielle et chimique, j’ai très peur de ce que je pourrais voir… Tous mes cauchemars s’animeraient autour de moi, me poursuivraient pendant des heures et me rendraient folle de terreur. Je serais traumatisée par cette expérience, et avec la chance que j’ai, à vie. Je voulais donc garder une distance physio-biochimique sécuritaire et rester en marge de la foule hallucinante : j’allais être seule parmi les enluminés ; perdue dans un camp de réfugiés lymphatiques.

Lorsque l’on est arrivé aux abords du festival, on a remarqué dans la distance que la police arrêtait les véhicules pour procéder à des tests de drogue. Un défi de grande ampleur, je me dis. S’ils contrôlent tout le monde, on n’est pas sorti de l’auberge espagnole. Mais on parvient à passer entre les mailles du filet et on roule notre bosse en suivant les indications d’un bénévole, visiblement le chef d’orchestre d’un ballet de voitures, de toutes tailles, à garer dans un Tetris géant. Le hasard de cette optimisation nous fait nous retrouver à côté de Lisa et Philipp, un couple d’allemands, qui deviendront des amis que l’on reverra plusieurs fois pendant notre séjour en Australie. On installe le campement. La proximité de notre voiture avec les vans de nos voisins de festival nous permet de tendre des draps au-dessus de nos têtes et d’apporter un ombrage salvateur.

La journée avance, le soleil baisse et avec lui commencent les préparatifs de notre première nuit. Lisa sort d’une mallette les ornements du soir et étale devant elle les paillettes, les sequins et les grelots. Elle m’invite à la rejoindre. On se pare d’atours lumineux, prête à briller dans la chaleur de la nuit. La musique de la scène principale s’éveille. Et c’est tout le camp qui s’anime pour rejoindre la place centrale et festoyer avec ses semblables. Les corps sont rehaussés de couleurs et s’activent dans une danse libre. Je suis au milieu du delirium, dans une robe ample en dentelle blanche que m’a prêtée Kym. La nuit se zèbre des rayons flamboyants de la scène et les cœurs battent au rythme de la musique.

Le lendemain, les gens me semblent tous pris d’une grande bienveillance, épris dans un rêve vaporeux. On me propose des champignons. J’explique que cela me fait peur. Je suis surprise de voir que personne ne cherche à me convaincre du contraire. Tous s’accordent à me dire que si j’ai le moindre doute, ou une quelconque appréhension, c’est que je ne dois pas en prendre. Parce que les psychotropes étirent la conscience à partir de ce qu’elle est déjà. Si la peur est présente, alors elle grandira dans le mirage de la drogue. Je suis soulagée de ne pas avoir à résister à l’exhortation collective.

Il fait très chaud dans la journée, je n’ai pas très faim mais je bois beaucoup d’eau pour étancher ma soif. Ma peau est moite et mes cheveux commencent à former des boucles avec la transpiration, dessinant autour de mon visage une mise en plis sauvage. Je décide d’aller à la rivière pour me rafraichir. Je me traine comme dans le désert jusqu’à l’oasis où plusieurs festivaliers ont élu résidence pour combattre les températures élevées. En m’approchant, je m’aperçois que la plupart sont nus. J’ai l’impression d’être dans une peinture classique. Qu’à cela ne tienne, je fais pareil et me débarrasse de mon accoutrement qui me colle à la peau comme du feu. Dénué du moindre regard scrutateur, du désir de se comparer aux autres ou du réflexe de les juger, personne n’observe le corps de personne. L’obsession pour la sexualité et la convoitise s’est évanouie dans une ambition naturelle de vivre. Je me sens bien. Je descends dans le lit de la rivière et m’allonge dans le liquide glacé, laissant mon corps couler jusqu’à la pointe de mes cheveux. Sous l’eau, ma peau respire.

Revigorée par ce bain froid, je marche avec mon enveloppe fraîche et rejoins l’allée principale du festival, balisée par les roulottes et les stands de produits ou créations hippies. J’avance jusque sous les tentures des magasins éphémères et m’arrête devant un comptoir où l’on fait de la peinture sur corps. J’attends patiemment mon tour puis me laisse décorer le visage.

Le visage bleu sirène, je retourne au campement. En chemin, les gens ne semblent pas médusés par ma face d’avatar. Au contraire, ils ont l’air émerveillés. Sans doute que leur anti-poison leur fait voir un réflecteur d’effets et de lumières, miroir grossissant de leurs visions. Je retrouve mes amis de camping et rejoins l’attente du crépuscule : la disparition du soleil derrière l’horizon est toujours la promesse d’un retour au frais.

Les jours et les nuits passent et à la fin du week-end, les liens tissés entre nous ne se détendent pas au moment de dénouer les cordes et de lever les voiles. Nous décidons de ne pas nous dire au revoir tout de suite et de nous accorder une transition tous ensemble avant de reprendre la suite du voyage.

Au départ, je voulais faire un vlog sur mon expérience du Mushroom Valley, mais devant le caractère unique de ce que j’ai observé, je n’ai pas voulu filmer les gens dans leur intimité psychotropique, cela me semblait voyeur et désaxé de l’atmosphère qui règne au sein du festival. Pas besoin d’en faire un documentaire, j’ai préféré essayer de raconter.