Je suis une fille qui a peur de tout. Enfin, de beaucoup de choses. J’ai peur de la plupart des animaux, j’ai peur de nager plus loin que là où j’ai pieds parce qu’il pourrait y avoir des requins, j’ai peur de conduire une voiture, j’ai peur du noir, j’ai peur d’être cambriolée, qu’un tueur en série rentre dans ma maison et tue tout le monde, j’ai peur de parler en public, j’ai peur de ce qui va vite et des sensations fortes en général. Parfois quand je nage à la piscine, je visualise un requin monter par en dessous de moi et je suis obligée de sortir de l’eau parce que je n’arrive pas à gérer ma panique. Quand je me lève la nuit pour aller faire pipi, je cours presque jusqu’à la salle de bain parce que j’ai peur de voir une silhouette dans le noir. Pendant les rares fois où je prends le volant, j’imagine des scenarii catastrophes : un piéton déboule de nulle part, je l’écrase, et me retrouve en prison à perpétuité. Quand je dois parler en public, il faut que je m’y prépare mentalement. Et je n’ai pas forcément besoin d’être à une conférence pour stresser. Il suffit qu’il y ait plus de 5 personnes devant moi pour que j’angoisse à l’idée de prendre la parole. Parfois même, je fuis une situation sociale intimidante en simulant un appel téléphonique, puis je marche en m’éloignant pour sortir de l’endroit où je suis.
Mais pourquoi est-ce que j’ai décidé de partir en voyage seule ? Parce que je m’ennuyais pendant qu’Antonin travaillait. Principalement. Mais aussi, au fond, parce que lui et moi étions restés ensemble 24/7 pendant presque un an et que j’avais besoin de me prouver quelque chose : que j’étais capable de me débrouiller toute seule. J’ai regardé la carte du monde et j’ai choisi la Polynésie. Ce n’est pas trop loin de la Nouvelle-Zélande. Et il y fait chaud. Critère important.
En pleine organisation de mon voyage, je décide de faire quelque chose que je n’avais jamais fait auparavant : dormir chez l’habitant et me déplacer en stop. Ce n’est évidemment pas mon truc du tout. Je suis introvertie. Mais je savais que c’était une mauvaise idée de me retrouver seule dans une chambre d’hôtel pendant un mois. J’avais peur de m’ennuyer. Alors, je prends la décision : pas d’hôtel, pas d’Airbnb, je vais dormir chez les gens, pour de vrai, et découvrir le pays à travers eux, sans lire de guide de voyage. Aussi, comme j’ai peur de conduire, je ne louerai pas de voiture, ni de scooter. Je devrai donc faire du stop pour me déplacer. Un autre truc qui me fait peur. Bref, je ne suis pas sortie du trou.
Je crée et détaille largement mon profil sur Couchsurfing puis commence les recherches. J’écume les profils. La très grande majorité sont des hommes. Certainement des prédateurs qui attendent qu’une fille naïve comme moi débarque. J’aurais préféré des profils de femmes ou de couples. Je lis tous les avis, regarde toutes les photos. Je veux m’assurer de tomber chez des gens « biens » même si je ne sais pas ce que ça veut dire. Mais on ne sait jamais. J’écris à plusieurs personnes en fonction de mon itinéraire et obtiens quasiment à chaque fois une réponse positive. Je mets mon voyage en mode public. Des gens me contactent naturellement pour me donner des conseils, me proposer de l’aide pour organiser mon voyage. C’est gentil je me dis. À deux semaines de mon départ en Polynésie, je discute presque quotidiennement avec plusieurs personnes sur Couchsurfing.
Puis vient le moment où tout ça devient réel. J’arrive à l’aéroport de Tahiti. Il est 1h du matin, je suis fatiguée, il fait nuit, je ne vois rien du paysage et je me demande ce que je fais là. En sortant de l’avion par les escaliers, je me retrouve sur le tarmac enveloppée dans une chaleur moite qui me rappelle la Guyane. Cela me fait sourire. Dans le hall d’arrivée, des danseuses à moitié nues nous accueillent en musique. J’ai l’impression de flotter. Je sais que c’est du folklore mais ça me plait. En attendant mon bagage, je me rappelle que je vais dormir chez quelqu’un que je ne connais pas. Je sens une pointe d’angoisse monter. Je cherche du regard un visage qui ressemble à son profil en ligne.
« Laurène ? »
« Oui »
Il me met un collier de fleurs de tiare autour du cou. C’est la tradition. C’est comme cela que les gens vous accueillent en Polynésie. Je le remercie, cela me touche beaucoup. On parle un peu pendant le trajet en voiture. Je suis gênée. Heureusement il est très tard et la discussion s’écourte. On va se coucher. Je dors dans une dépendance de la maison.
Dès le lendemain, j’essaie de faire ce que je peux pour aider et « mériter » mon séjour gratuit… Je me sens un peu mal. J’ai l’impression d’abuser de l’hospitalité de mon hôte. Ce qui est ridicule, sinon il ne serait pas sur Couchsurfing. Mais je cherche ma place. Un ami, adepte du principe m’avait prévenue : « sois polie et attentionnée, mais n’en fais trop quand même ». Je sais que je ne suis pas à l’hôtel. Et au-delà de rendre des services, je suis supposée parler, échanger, partager, être là. Parce que tous ces gens aiment en rencontrer d’autres. J’essaie de me couper de mon téléphone même si c’est tentant de discuter en ligne avec mes proches pour leur raconter comment ça se passe. J’aide pour la cuisine, mais je n’ose pas prendre d’initiative, je ne veux pas risquer de faire quelque chose à manger qui n’est pas bon. Je fais la vaisselle dès que possible. Pour le moindre verre, la moindre cuiller qui traine. De toute façon, j’aime faire la vaisselle, je trouve que c’est une des rares activités qui me connectent au moment présent. C’est méditatif. Je passe aussi le balai. Bref, j’essaie de rendre un peu. Au fil des jours, je me sens plus à l’aise. Et je commence à rentrer dans l’esprit du concept. On a de grandes discussions, de plus en plus naturelles et authentiques.
Le séjour s’écoule et il est temps de partir chez un autre hôte. Chaque fois, ce sera un peu déconcertant parce que je commence à peine à m’habituer et d’un coup il faut tout quitter, repartir de zéro : faire connaissance, sympathiser, trouver des points communs et des discussions intéressantes. Il y a parfois des blancs dans la conversation, parfois un peu de drague, parfois pas d’atomes crochus, mais les différences se traversent avec des ponts d’humanité et on arrive à partager quand-même, à rire. Et vers la fin, je me mets même à rencontrer des gens avec qui je discutais sur le site et avec qui le courant passait bien.
Les gens chez qui je dors se proposent souvent de m’accompagner en voiture quelque part, ou de me prêter un vélo. J’aurai fait pas mal de vélo pendant mon séjour, mais quand les distances sont trop grandes, je dois faire du stop. La première fois, je suis tellement gênée que je reste debout cinq longues minutes au bord de la route à me dire intérieurement : « allez, à la prochaine voiture, tu lèves le pouce ». Mais rien ne bouge. Et finalement mon bras se tend, un peu hésitant, et je marmonne entre les dents d’un sourire crispé « arrête-toi s’il te plait ». Plusieurs voitures passent sans un regard. Aïe. Puis quelqu’un qui s’arrête. Je prends une respiration et monte dans la voiture d’un inconnu en le remerciant. Peut-être que je vais finir découpée en morceaux ou ramenée dans la maison d’un fou pour des expérimentations horribles… Ah en fait non. J’arrive à destination saine et sauve. S’en suit une série de sessions d’auto-stop à travers les îles que j’ai visitées. Beaucoup de personnes m’amènent plus loin que l’endroit où elles devaient se rendre. Parfois on me prend en stop alors qu’il n’y a quasiment pas de place dans la voiture. Je suis émue de la gentillesse des polynésiens. Un petit vieux qui me raconte sa vie ici. Un bout de famille qui se déplace chez un autre morceau de famille. Un musicien qui part pour sa répétition avant le Heiva. Un surfeur brésilien en vacances… Et puis toujours un « Mais tu voyages toute seule ? Mais tu n’as pas peur ? » Oui. Non, plus maintenant.
En un mois, j’aurais dormi chez sept personnes différentes et fait du stop plus d’une quinzaine de fois. Je suis rodée. J’ai pu néanmoins avoir pour moi des îlots de solitude salvatrice de temps en temps. Particulièrement quand j’étais à Moorea où j’ai eu la chance d’avoir ma petite maison à moi, un fare prêté par des amis. Mais à Moorea, je ne suis pas restée seule pour autant, j’ai fait une très belle rencontre, de celles qui sont rares, devenue en très peu de temps une amitié.
Alors voilà, finalement, il ne m’est rien arrivé de grave en passant mon temps avec les habitants de la Polynésie. Réputés pour leur accueil légendaire, je n’avais pas vraiment de quoi m’inquiéter. Je me suis mise à penser que je pouvais surmonter d’autres peurs, comme nager avec des requins. Ce que j’ai fait d’ailleurs à Bora-Bora…